Alors que le bruit médiatique croît à mesure de la prise de valeur du cours de Bitcoin (BTC) et de l’ensemble du marché crypto, il n’est jamais inutile de se référer à l’information brute, la data, de manière à tirer des enseignements factuels sur les mécaniques cachées de l’écosystème.
La société américaine spécialisée dans cet exercice Chainalysis procède à ce titre à des études et reportings réguliers, permettant de disposer d’une matière première de qualité, les fameux « insights ».
L’article du jour est ainsi une traduction d’une étude de juin dernier de Chainalysis, qui offre un panorama des catégories d’acteurs qui animent le marché. Si l’exploitation de ces données appelle plusieurs commentaires et permet de tirer quelques enseignements analytiques, leur lecture confirme en creux une certitude ancrée chez les soutiens toujours plus nombreux de la créature de Satoshi Nakamoto : Bitcoin est rare, précieux et l’essentiel de son stock se concentre en des mains toujours moins nombreuses.
Avertissement : cet article est en partie issu du post « 60% of Bitcoin is Held Long Term as Digital Gold. What About the Rest? » |
Le marché de Bitcoin est-il manipulé ?
Avec ses 10 ans d’ancienneté, un fonctionnement propre aux innovations technologiques en développement et les complexités induites par sa nature éminemment financière, ce qu’il convient désormais de qualifier de « marché crypto » connaît une croissance exponentielle. Cette croissance va de pair avec l’adoption de plus en plus massive de Bitcoin en tant qu’actif financier à part entière, la création de Satoshi Nakamoto étant considérée comme précieuse, rare – et par conséquent indispensable à détenir – par de plus en plus d’acteurs économiques institutionnels.
Convenons-en, dire d’un marché qu’il est « manipulé » par ses principaux acteurs (les fameuses « baleines »), c’est ne rien dire tant l’évidence est absolue : une entité qui gère, ou thésaurise des centaines de milliers de bitcoin – ces derniers ne représentant généralement qu’une variable d’une stratégie économique plus large -, n’a nécessairement pas les mêmes impératifs, ni les mêmes aspirations qu’un investisseur particulier, fût-il trader à ses heures perdues.
C’est ainsi que le marché de Bitcoin, un marché étroit par la rareté même de l’actif autour duquel il gravite, est réputé être particulièrement manipulé. La question qui demeure est d’une simplicité biblique : par qui, dans quelle proportion et dans quel but ?
Si les motivations profondes – et parfois antagonistes – des entités qui sont en mesure de « faire bouger » le marché Bitcoin sont par nature difficiles à percer, la technologie blockchain sous-jacente à ce théâtre d’ombres persiste à nous offrir un panorama des grand mouvements s’y opérant. Ainsi, si les stratégies des grands généraux nous demeurent inaccessibles, les mouvements de leurs troupes sont virtuellement impossibles à dissimuler et permettent une observation directe des grandes manœuvres en temps réel.
Et si la métaphore militaire s’impose, c’est précisément en raison du fait que se livre aujourd’hui une guerre de position et de conquête qui détermine en partie la puissance à venir d’une nouvelle race de géants crypto-économiques qui marqueront le 21ème siècle de leur empreinte.
Dans un contexte où le bruit médiatique – souvent biaisé, toujours orienté – rend difficile de discerner les véritables lignes de fuite de l’industrie, il est indispensable de revenir au cœur factuel des choses : la data. C’est précisément la raison d’être des activités de la société Chainalysis.
La traduction ci-dessous reprend ainsi un sujet fondamental : sur le nombre limité de BTC existant, quelle part est thésaurisée ? Quelle autre est en mouvement, et quels sont les acteurs à la manœuvre de ces mouvements ?
Comprendre Bitcoin : La Blockchain, source infalsifiable de data
L’analyse de la blockchain n’est pas seulement utile dans le cadre de l’investigation et de la recherche de conformité. Elle peut également nous aider à analyser les marchés des monnaies cryptographiques afin de découvrir des modèles d’utilisation et d’éclairer les décisions d’investissement. C’est un avantage unique de la cryptomonnaie en tant que nouvelle classe d’actifs, puisque ces informations ne peuvent être obtenues que parce que la plupart des transferts de crypto sont enregistrés dans des livres transparents.
Si vous vous demandez quels types d’informations sur le marché nous pouvons tirer de l’analyse de la blockchain, ne cherchez pas plus loin. Ci-dessous, nous fournissons une vue d’ensemble de la répartition de la détention et des échanges de Bitcoin, y compris les utilisateurs et les exchanges qui déterminent comment Bitcoin se déplace dans le grand crypto-écosystème.
La plupart des Bitcoins sont détenus dans une logique d’investissement à long terme
La première question que nous devons nous poser est la suivante : à quelles fins les gens utilisent-ils Bitcoin ?

En juin 2020, environ 18,6 millions de bitcoins ont été minés. Nous répartissons ces 18,6 millions de bitcoins dans trois catégories, en fonction de leurs mouvements à ce jour :
- Environ 60 % de ces bitcoins sont détenus par des entités – personnes ou entreprises – qui n’ont jamais vendu plus de 25 % des bitcoins qu’elles ont reçus, et ont souvent conservé ces bitcoins pendant de nombreuses années. Une catégorie que nous qualifions « bitcoins détenus pour investissement à long terme ».
- Un autre 20 % n’a pas changé d’adresse depuis cinq ans ou plus. Nous considérons qu’il s’agit de bitcoins perdus.
- Il ne reste donc que 3,5 millions de bitcoins – soit 19 % de tous les bitcoins extraits – qui circulent fréquemment, principalement entre les bourses, que nous appelons bitcoins utilisés pour le trading.
Les données montrent que la majorité des Bitcoin est détenue par ceux qui les considèrent comme de l’or numérique : un actif à conserver à long terme. Mais cet or numérique est soutenu par un marché de trading actif pour ceux qui préfèrent acheter et vendre fréquemment. Les 3,5 millions de bitcoins utilisés pour le trading en interaction avec le niveau de la demande, déterminent le prix. Étant donné que de plus en plus de personnes cherchent à trader des bitcoins, qui ne font que se raréfier à la suite du récent halving, les bitcoins qui passent de la catégorie investissement (ou même potentiellement dans celle des BTC perdus si les premiers adoptants ont encore leurs clés privées) à la catégorie trading pourraient devenir une source cruciale de liquidités.
Information : un Halving, ou « réduction de moitié » est une opération de division par 2 de la récompense de bloc. Cette récompense de bloc se constitue d’un nombre de BTC obtenu par les mineurs en contrepartie de leur activité de sécurisation de la blockchain Bitcoin. Un nouveau bloc est généré toutes les 10 mns environ. Les halvings ont été prévus et inscrits dans le code source original de Bitcoin, avec pour objectif la raréfaction de l’offre en nouveaux bitcoins. C’est notamment cette caractéristique de protocole qui rend Bitcoin « déflationniste » : il apparaît de moins en moins de nouveaux BTC à mesure que le temps passe. Les halvings sont programmés pour advenir tous les 4 ans environ et divisent donc par 2 la production de BTC. Le dernier en date s’est déroulé en mai 2020 et a vu passer la récompense de bloc de 12.5 à 6.25 BTC par bloc minés. |
Toutefois, on pourrait s’attendre à ce que cela ne se produise que si le prix de Bitcoin augmente à un niveau auquel les investisseurs à long terme deviendraient prêts à vendre.
La plupart des traders sont des particuliers, mais ce sont les professionnels qui déplacent le plus de valeur
Question intéressante suivante : combien de personnes tradent-elles ces 3,5 millions de bitcoins et qui sont-elles ? Alors que nous estimons que des dizaines de millions de personnes détiennent des Bitcoin et que plus de 5 millions visitent les sites web d’échange chaque semaine, les données de la blockchain révèlent qu’en 2020, un maximum de 340 000 personnes sont des traders actifs en Bitcoin sur une base hebdomadaire. Et bien que nous ne puissions évidemment pas identifier les traders individuels, nous pouvons les répartir en deux catégories en fonction du montant en dollars des transferts qu’ils envoient sur les exchanges : les particuliers et les professionnels.

Les traders, que nous classons comme ceux qui déposent moins de 10 000 dollars de Bitcoin sur les exchanges à la fois, semblent être la grande majorité, représentant 96 % de tous les transferts envoyés aux bourses sur une base hebdomadaire moyenne.

Les traders professionnels, cependant, contrôlent la liquidité du marché, représentant à eux-seuls 85 % de la valeur en dollars de Bitcoin envoyée aux exchanges . De ce fait, les traders professionnels sont les principaux contributeurs aux grands mouvements du marché, comme ceux observés lors de la chute spectaculaire des prix de Bitcoin en mars, lorsque la crise Covid-19 s’est intensifiée en Amérique du Nord. Cependant, les traders professionnels sont peu nombreux, déplaçant toute cette valeur en seulement 39 000 transferts par semaine en moyenne en 2020.
Un petit groupe d’exchanges dominant

Où se trouve la plupart des bitcoins aujourd’hui ? Environ 60 % des bitcoins qui ne sont pas perdus sont détenus par un service de garde agréé, ou comme le GAFI le qualifie, un fournisseur de services d’actifs virtuels (VASP ou Virtual Asset Service Provider).
La plupart des bourses crypto entrent dans cette catégorie, ainsi que les portefeuilles hébergés. Comme nous pouvons le constater, cette part a augmenté régulièrement au fil du temps, reflétant la croissance des entreprises crypto proposant la garde de devises à mesure que Bitcoin s’est généralisé. La domination des VASP est encore plus évidente si l’on considère que, sur les 40 % restants de Bitcoin disponibles, qui ne sont pas actuellement détenus par des VASP, 87 % sont passés par un VASP à un moment donné. La plupart des gens détiennent leur bitcoin par l’intermédiaire de VASP, ou l’acquièrent auprès de VASP.
Les bourses, en tant que centres de trading de devises crypto et lieu de stockage de Bitcoin, sont sans surprise les VASP dominants en ce qui concerne les flux de Bitcoin. En 2020, 1,8 million de Bitcoin, d’une valeur totale de 14,4 milliards de dollars, sont transférés chaque semaine en moyenne. 40 % de ces transferts s’effectuent directement entre les bourses dans un délai d’une semaine, tandis que 43 % des flux de bitcoins passent par des adresses intermédiaires entre les VASP, principalement entre les bourses.
En approfondissant, on voit à quel point les échanges les plus importants dominent ces flux.

Les quatre plus grands exchanges depuis 2018 – Binance, Huobi, Coinbase et Bitfinex – ont absorbé 40 % de tous les bitcoins reçus par les bourses en 2020. Les dix suivants ont reçu 36 % collectivement, laissant des centaines d’autres petites bourses se partager les 24 % restants du volume de transfert.
Les résultats sont encore plus intéressants dès lors que nous ventilons l’activité en fonction d’autres caractéristiques qualitatives des exchanges. Par exemple, si nous ventilons les flux d’échange en fonction du support d’exchange pour la monnaie fiat, nous constatons l’importance des échanges qui permettent d’activer ou désactiver l’ensemble de l’écosystème crypto.

Ci-dessus, nous répartissons les flux entre les types de bourses suivants : celles qui n’autorisent que les transferts crypto-to-crypto (C2C), celles qui autorisent les transferts crypto-to-fiat (C2F) et vice versa, et celles qui n’autorisent que les échanges de produits dérivés crypto. Les transferts on-chain entre bourses C2F représentent de loin la plus grande part de l’activité, soit 42 % de tous les flux Bitcoin entre bourses, ceux entre bourses C2C ne représentant que 18 %. Si l’on tient compte des transferts entre les bourses C2F et C2C, on constate que les bourses C2F sont la contrepartie de 74 % de tous les transferts en volume.
Pourquoi les bourses C2F dominent-elles ? Bien que nous ne puissions pas le dire avec certitude, notre hypothèse est que les bourses C2F ont une plus grande liquidité parce qu’elles sont les bourses où la plupart des utilisateurs achètent d’abord des crypto, elles sont donc la source d’une nouvelle demande.
Les bourses C2F sont également le lieu où les utilisateurs échangent des bitcoins contre des fiats, ce qui signifie que même ceux qui préfèrent les bourses C2C devraient souvent utiliser les bourses C2F pour encaisser. Si leur fonction d’entrée et de sortie donne aux bourses C2F une plus grande liquidité, cela pourrait également créer un cycle auto-renforcé dans lequel un plus grand nombre d’opérateurs seraient attirés afin d’en tirer profit, ce qui augmenterait encore la liquidité.
Enfin, nous pouvons également comparer les bourses en fonction de la fréquence à laquelle un Bitcoin déposé sur une bourse est tradé sur cette bourse. Pour cette analyse, nous avons mis au point une mesure appelée « intensité des échanges« , qui est le rapport entre le nombre de fois que des bitcoins sont échangés dans le carnet d’ordres central de la bourse (sur la base des données d’échange auto-déclarées par la bourse) et les bitcoins que la bourse reçoit on-chain (c’est-à-dire les bitcoins qui arrivent de l’extérieur). Nous avons déjà utilisé cette mesure pour déterminer si les bourses simulent le volume des échanges (bien que nous n’avions pas encore inventé alors le terme « intensité des échanges »).

Il peut être surprenant de constater que l’intensité des échanges varie considérablement d’une bourse à l’autre. Ci-dessus, nous comparons quelques unes des principales bourses, et nous constatons que Binance est en tête avec une intensité de trading moyen de 14 depuis 2018. Là encore, cela signifie que chaque bitcoin déposé auprès de Binance au cours de cette période est tradé en moyenne 14 fois dans le carnet d’ordres de Binance. Huobi est le suivant dans notre groupe avec une intensité de transaction de 8, suivi par Coinbase avec 3 et Gemini avec 1.
Nous pensons que quelques facteurs peuvent contribuer à une plus grande intensité des échanges. Le premier est le nombre d’autres crypto avec lesquelles Bitcoin peut être échangé sur une bourse. Plus ce nombre est élevé, plus un Bitcoin sera échangé dans les deux sens. Une plus grande intensité des échanges indique également que les traders sont plus nombreux à conserver leurs actifs sur la bourse à long terme, plutôt que de déplacer des actifs sur la bourse pour les échanger avant de les déplacer à nouveau. En revanche, une intensité de trading plus faible peut être due au fait que les utilisateurs stockent les bitcoins sur la bourse plutôt que de les utiliser comme lieu de conversion. En outre, les bourses qui facilitent les transactions de gré à gré ont souvent une intensité de transaction plus faible, car leurs transactions ne sont pas enregistrées dans les données relatives aux transactions au comptant.
Quels enseignements pour l’avenir du marché de Bitcoin ?
(Ce qui suit ne fait pas partie de l’article de Chainalysis). La croissance colossale du cours de Bitcoin (+10 millions de % en 10 ans, sic) est indéniable. Pour autant, cette « simple » valeur financière ne doit être considérée que comme le symptôme d’une évidence : l’intérêt d’acteurs de plus en plus nombreux pour un actif rare et dont la finitude est l’une des principales caractéristiques démontre à quel point la véritable croissance de Bitcoin se trouve encore devant lui.
C’est en tout cas ce que laisse entendre le macro-comportement des principaux détenteurs de BTC qui thésaurisent l’essentiel de leurs possessions. In fine, la narration qui voudrait que seuls 21 millions de BTC soient jamais disponibles est factuellement fausse et dans tous les cas largement sur-estimée : en 2020, moins de 4 millions de bitcoins animent le marché, et tout indique que cette quantité ne puisse que mécaniquement chuter à l’avenir, à mesure de la prise de valeur de « l’or numérique ».
Ainsi, ce qui se joue en réalité ne gravite pas autour de la question de l’hypothétique prise de valeur future de Bitcoin, mais plutôt de l’inéluctable évolution de son statut de « rare » à « rarissime », voire « inaccessible » pour le commun des mortels.